Le 31 mai, le théologien est arrivé au Maroc, à la suite à une invitation du ministère des Habous et des Affaires islamiques. Sauf que, contrairement à ce qui était prévu, il n’a animé aucune conférence et n’a assisté à aucune rencontre planifiée. Et pour cause, le 4 juin Adnan Ibrahim a plié bagage pour rentrer chez lui, sans donner d’explications. Le 6 juin, il a diffusé un communiqué pour s’expliquer. Auprès de Telquel Arabi, le théologien clarifie ses points de vue.
Au cours de ces dix dernières années, on vous a reproché vos positions instables, voire contradictoires. Que répondez-vous à ces critiques ?
Adnan Ibrahim : La critique est une bonne chose à condition que l’on ne tombe pas dans l’insulte. Je pense qu’en tant que musulmans, nous sommes à des années-lumière de l’esprit critique. Quant à mes thèses et positions, je reste fidèle aux fondamentaux de la religion, à condition que s’opère un changement d’angle et de vision.
Croyez-vous toujours en la primauté de l’Homme sur les religions ?
Il n’y a pas d’opposition entre l’Homme et les religions. Le problème se pose dans la pratique. Les religions organisées à travers l’Histoire ont été transformées en institutions sociales avec des dogmes et une codification. De ce fait, les religions ont tourné le dos à l’homme et les intérêts de l’autorité officielle ont pris le dessus sur les intérêts des peuples. Des millions d’humains ont même été sacrifiés pour servir les intérêts de petites minorités au pouvoir.
Vos écrits témoignent de votre attachement à la liberté. Au nom de cette liberté, les non-musulmans doivent-ils vivre pleinement leur foi en terre d’Islam, y compris pour faire du prosélytisme ?
L’histoire se répète. Quand les musulmans ont été forts, culturellement et militairement, ils ont fait preuve d’ouverture et de tolérance. Quand ils régressent, l’intégrisme et l’exclusion prennent le dessus. Les textes fondateurs de l’islam permettent aux non-musulmans d’exercer librement leurs cultes et même de faire du prosélytisme. Il suffit de revenir au coran et relire, par exemple, la sourate « Al Imran » (La famille d’Imran) qui reprend les échanges entre le prophète Mohammed et une délégation de chrétiens de la ville de Najrane.
Plus proche de nous, Abou El Aâla Al Mawdoudi parle de cette liberté dans une lettre datée de 1948, alors qu’il été célèbre en tant que l’un des grands théologiens intégristes. Je rappelle aussi que les palais des califes et des ministres accueillaient des séminaires où se confrontaient tous les points de vue. Certains en arrivaient même, en présence des musulmans, à remettre en cause la prophétie de Mohammed et le coran.
L’imam et l’intellectuel que vous êtes a-t-il réussi à concilier islam et modernité ?
J’ai résolu cette équation depuis près de deux décennies. Pour moi, l’Homme est la priorité des priorités. Et la liberté est la priorité de l’Homme. Je parle de la liberté de conscience, de la liberté d’expression et des droits de l’Homme en général. J’ai édifié une théorie qui se départit de l’exclusivité et qui rend attrayant le texte coranique.
Contrairement à plusieurs penseurs progressistes, je ne suis pas resté enfermé dans une approche purement scientifique. Je ne suis pas, comme beaucoup d’intégristes, prisonnier des textes. Dans mon approche, il y’a un mélange d’intuition, de révélation et de raisonnement.
Pourquoi d’après vous, les écoles réformatrices de l’islam ont-elles échoué face à l’islam politique ?
Les mouvances de l’islam politique ont, pour beaucoup, été dans l’échec des mouvements réformateurs et surtout celui de Mohammed Abdelwahhab. Les mouvements intégristes n’ont jamais défendu de réforme scientifique. Ils ont un caractère auto destructif. Ils ont excommunié des gouvernements et des peuples dévoyant ainsi la notion du Djihad qui consiste, en principe, en la défense des Etats et de leurs frontières.
Ces mouvements ont mis le monde musulman en confrontation permanente avec les grandes puissances et c’est l’islam qui y a laissé des plumes. Cela d’abord avec Al Qaïda, puis avec l’Etat islamique et ses dépendances. Les mouvances de l’islam politique sont donc en partie responsables de l’échec des mouvements réformateurs, notamment celui de Mohamed Abdelwahab.
La réforme religieuse requiert-elle une volonté politique ?
Oui, et l’histoire est riche en exemples dans ce sens, avec des gouvernants qui se sont entourés de savants et de réformateurs. Sans parler des Arabes, je citerai le roi Roger II de Sicile, ou encore la famille Médicis qui a régné près de trois siècles et qui a été à l’origine de la Renaissance. Il ne faut pas oublier que Martin Luther, condamné à la peine capitale sur instigation du Pape, a eu la vie sauve grâce aux princes allemands. Il y avait aussi des despotes éclairés dont les cours regorgeaient de savants, comme c’était le cas avec Frédéric le Grand ou Catherine II de Russie.
Les mouvements de l’islam politique pourraient-ils aider à appliquer les valeurs de tolérance et du vivre-ensemble ?
Les valeurs dont vous parlez ne sont pas la tasse de thé des mouvements de l’islam politique. C’est le pouvoir qui les intéresse d’abord. En 1997, l’une des figures de proue islamistes en Egypte a émis une fatwa pour interdire l’armée aux Coptes et pour que ces derniers paient la dîme. Je ne parle pas des autres fatwas qui interdisent la construction d’églises dans les villes et les pays conquis par les musulmans ou alors des téléprédicateurs qui passent leur temps à provoquer nos concitoyens chrétiens et à insulter leur religion, leur livre sacré et leur histoire.
Il faut être honnête et admettre que l’islam politique, avec sa vision hégémonique et passéiste, est aux antipodes du projet de l’Etat moderne et progressiste basé sur l’égalité entre les citoyens. Pour les mouvances de l’islam politique, et dans le meilleur des cas, le non-musulman est un citoyen de seconde catégorie et cela n’est plus acceptable. Ces mouvances ont semé la zizanie dans les sociétés, y compris au sein des mosquées.
Alors, quel avenir pour l’islam politique ?
Je n’en vois aucun. L’avenir des mouvements de l’islam politique est derrière eux. Avec leurs moyens, financiers compris, de mobilisation, leurs promesses trouvaient écho auprès des couches populaires. Ils se sont éloignés des référents universels comme les droits de l’Homme et voulaient qu’on essaie un modèle inédit. Aujourd’hui, cela relève du passé.
Les nouvelles générations font preuve d’audace en critiquant les fondements de l’islam. Une volte-face est elle en cours ?
Cette audace s’accompagne d’une exposition à des flux de savoirs provenant des quatre coins de la planète et mêlant toutes les cultures et les références. Du coup, il existe davantage d’attente quant à la qualité des débats. Ce que l’on présentait auparavant comme des évidences est désormais contesté. Nos opinions et nos références ne sont plus seulement le fruit de nos traditions religieuses. Ces traditions doivent désormais faire face à des références culturelles, géographiques, ethniques et linguistiques. C’est un véritable test pour la validité de nos textes religieux.
Pourrait-on avoir des régimes laïcs dans le monde musulman ?
Depuis l’indépendance des pays musulmans, et au-delà de leurs constitutions stipulant que l’islam est la religion d’Etat, nous vivons dans des sortes de régimes laïcs. Mais laïcité ne veut pas dire démocratie ou libéralisme. L’ex-Union soviétique et l’Allemagne nazie étaient des pays laïcs… Nous devons parvenir à ôter à l’Etat le droit de nous dicter notre confession. Les institutions étatiques doivent prendre la même distance avec toutes les religions et ne retenir que la notion de citoyenneté.
Le musulman contemporain est convaincu de l’efficacité de l’Etat et la laïcité pourrait renforcer ce sentiment. La laïcité n’est pas une confession ou une vision universelle qui dispute son rôle à la religion. La laïcité est une affaire d’individu et rien n’empêche un individu profondément croyant d’être à la tête d’un Etat ou d’un gouvernement laïc.
Propos recueillis par Ghassane Elkchouri
Traduction : Mohamed Boudarham
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